Baba Marta, les Martenitsi Penda et Pizho, le printemps (et une tranche de vie)

Je ne parle pas trop de mon histoire personnelle publiquement sur Internet mais aujourd’hui je vais faire une exception car il y a quelques jours il m’est arrivé un truc assez chouette, somme toute anecdotique me direz-vous, mais particulièrement important à mes yeux, le genre de choses qui vous tombent dessus un peu par hasard, qui subitement font sens et vous font prendre conscience que dans la vie, tout est lié. Peut-être est-ce parce que les temps sont durs et que j’essaye de me reconnecter à tout ce qui est vraiment important, peut-être est-ce parce que je m’approche du demi-siècle et que j’aspire de plus en plus à une certaine forme de sagesse et de paix intérieure… mais cette « anecdote » m’a bouleversée.


Il y a de nombreuses années, alors que j’étais encore collégienne, j’ai rencontré deux jeunes filles de seulement un an de plus que moi, deux sœurs, qui avaient quitté leur Bulgarie natale deux ans plus tôt pour suivre leur père qui était venu travailler en France. Nous sommes rapidement devenues amies et étions très proches. Une fois au lycée en classe de seconde, je me suis retrouvée dans la même classe que l’une d’elles, ce qui a encore plus resserré nos liens car nous nous fréquentions quotidiennement, que ce soit au lycée ou à la maison le week-end et durant les vacances. Les jumelles m’avaient adoptée comme leur troisième sœur, nous étions inséparables... jusqu’à l’année suivante où elles ont dû retourner en Bulgarie. Leur départ a été pour nous trois une déchirure, j’avais eu l’impression qu’on avait arraché la moitié de mon cœur. Nous avons longtemps gardé contact par courrier postale et parfois téléphone… à l’époque les communications à l’international coûtaient une blinde et Internet n’existait pas ! Deux années après leur départ elles sont revenues passer quelques jours en France, sans me prévenir, et le soir de leur arrivée elles ont débarqué chez moi à l’improviste. Croyez-le ou non, mais à l’instant même où l’interphone a sonné, j’ai su que c’était elles.
Nous étions en juin, et le surlendemain avait lieu le bac philo, donc j’étais libre comme le vent. J’ai passé la soirée et la journée du lendemain avec elles et je me suis présentée telle un zombie à mon épreuve du bac le jour d’après, les yeux gonflés par les larmes après une longue nuit blanche. Chez moi, il avait été convenu que si je réussissais mon bac, ma mère m'offrirait un billet d'avion pour la Bulgarie et que je partirai durant l’été mais comme je me suis misérablement ramassée au bac, le voyage n’a pas eu lieu. Quand j’ai voulu trouver un job d’été pour financer mon voyage, ma mère s’y est opposée car elle savait que c’était pour partir en Bulgarie et ainsi j’outrepassais ma punition, ce qui n’était à ses yeux pas acceptable. Patiente et pas découragée pour deux sous (sous que je n’avais donc pas), le lendemain du jour de mes 18 ans, je me suis fait faire un passeport - payé avec mon argent de poche économisé franc par franc (l’Euro n’existait pas encore !) et j’ai entamé les procédures pour une demande de Visa. Quand ma mère s’en est rendue compte, j’ai passé un sale quart d’heure et le voyage n’a évidemment pas eu lieu. J’aurais voulu jouer la rebelle mais je n’en avais ni la force psychologique, ni les moyens financiers.

Le jour de leur visite surprise, mes deux sœurs avaient apporté quelques petits cadeaux artisanaux bulgares pour me les offrir, deux jolies boîtes en bois, gravées et peintes à la main (boîtes qui me servent encore aujourd’hui), des mini céramiques (qui ont été malheureusement brisées lors d’un de mes déménagements) et une sorte de petite figurine de fil de laine rouge et blanche qu’elles avaient fait elles-mêmes que j’ai suspendue chez moi durant des décennies, malgré la distance, malgré l’absence… et malgré le fait que nous n’avions plus aucun contact, les aléas de la vie nous ayant séparées.

Puis un jour, j’ai pris cette petite figurine et l’ai enfermée dans une boîte de souvenirs. Et elle est restée là durant des jours, des mois, des années… en fait jusqu’à il y a seulement quelques jours où, lors d’un grand nettoyage « printanier » (je fais toujours un grand rangement une fois les décos de Noël enlevées, ce qui au vu de l'histoire que je vous raconte semblerait non innocent), j’ai rouvert une boîte, ignorant ce qu’il y avait à l'intérieur… Émue, les larmes aux yeux, j’ai repensé à ce voyage en Bulgarie jamais réalisé et je me suis demandé ce qu’étaient en train de faire mes amies à cet instant précis… mes sœurs. J’ai pris ma petite figurine en fil rouge et blanc, un peu jaunie par le temps, et je l’ai suspendue à mon mini arbre d’hiver - un mini sapin aux décos hivernales que j’ai décidé de laisser jusqu’à Mardi-Gras… donc le 1er mars cette année - comme ça, sans raison, car ça me semblait simplement être la meilleure chose à faire sur l’instant.

Plus de 30 ans après, j’ignorais encore totalement ce qu’était cette sorte de petit pompon rouge et blanc, quel était précisément son rôle… Tout ce que je savais, c’est que mes amies m’en avaient dit à l’époque, à savoir qu’il s’agissait d’une sorte de porte-bonheur traditionnel qu’on offrait aux êtres chers.

Le 1er février, alors que je glandouillais nonchalamment sur les réseaux sociaux, tout en contemplant du coin de l’œil mon petit arbre d’hiver, je suis tombée par hasard sur une photo qui a attiré mon regard dans un groupe folklore/mythologie sur Facebook (comme quoi Facebook mène à tout, souvent au pire mais parfois au meilleur, il faut juste savoir où regarder !), une couverture de livre pour enfants que je trouvais magnifique et qui représentait une vielle femme près d’un arbre dans un beau paysage de neige, un homme et un chien près d’un chalet et une cigogne volant majestueusement au-dessus des montagnes. Il y avait d’autres illustrations dont deux petits personnages en fil rouge et blanc suspendus aux branches d’un arbre fruitier en fleurs. J’ai immédiatement reconnu mon petit pompon bulgare et j’ai voulu en savoir plus. C’est ainsi que j’ai découvert la magnifique tradition d’Europe de l’Est des Martenitsi et l’histoire féérique de la vieille Baba Marta

Les Martenitsi
Au mois de mars, dans les Balkans, on célèbre la nature fleurissante et le renouveau du printemps. Petits et grands arborent fièrement à la boutonnière ou au poignet un Martenitsa (singulier Martenitsa / pluriel Martenitsi), un petit ornement de fils de laine torsadés rouge et blanc. Le rouge symbolise la santé, l'amour et la fertlité ; le blanc la pureté, le bonheur et la beauté. On retrouve ce rituel ancestral d’origine païenne (réminiscence des divinités antiques de la fertilité, agriculture…) en Bulgarie, Roumanie, Moldavie, Macédoine (selon les pays, on le nomme martinka, martiu ou ou encore mărțișor…). En décembre 2017, les Martenitsi ont été inscrits au registre du patrimoine culturel immatériel mondial de l’UNESCO.


Ainsi, en Bulgarie, durant le mois de février, on voit « pousser » un peu partout sur les étals des magasins et les marchés, quantités de Martenitsi le plus souvent artisanaux : bracelets, broches, colliers… On en fabrique aussi souvent chez soi en famille. Ils sont à l’effigie de deux petits héros, la fillette Penda (en rouge) et le jeune Pizho (en blanc).
Le 1er mars est une fête très populaire où l’on offre à ses proches, familles et amis, des Martenitsi en guise de vœux de prospérité, de longévité, de bonne santé… et chacun doit porter sur lui sa petite figurine jusqu’à que l’ont voit passer la première cigogne ou la première hirondelle, ou encore que l’on rencontre le premier arbre en fleur sur son chemin, marquant ainsi le début officiel du printemps. Ce jour-là, on accroche alors son Martenitsa aux branches d’un arbre fruitier. Si aujourd’hui le réchauffement climatique a légèrement changé la donne, cette très belle tradition perdure et en mars, que l’on habite en ville ou en campagne, on voit alors partout des multitudes d’arbres printaniers parés de Martenitsi colorés ! Le spectacle semble être de toute beauté.



Baba Marta
Baba Marta, « Grand-Mère mars », est célébrée le 1er mars, elle symbolise le passage de l’hiver au printemps. Cette figure mythologique contrôle les éléments naturels et son histoire est encore aujourd’hui transmise de génération en génération.
Baba Marta est d’humeur très changeante, à l’instar de la météorologie du mois de mars. Très aigri à la fin de l’hiver, son visage s’illumine très progressivement, d’un délicieux sourire et ses yeux se mettent à briller lorsqu’on pense à elle le 1er mars.
Le 1er mars est aussi l’occasion de faire un grand nettoyage chez soi afin de préparer son logis à la belle saison. Il s’agit de dépoussiérer son logement, de se laver des rigueurs de l’hiver et de chasser le négatif. Baba Marta protège les habitations du mauvais esprit de l’hiver, elle apporte force, abondance, santé et fertilité.

Plusieurs légendes sont liées à Baba Marta, dans lesquelles elle est représentée comme une belle-mère acariâtre qui finit ses jours généralement pétrifiée par le gel et les rigueurs de l’hiver.

Dans une version christianisée de son histoire, Baba Marta a un fils, Dragomir (ou Dragobete en Roumanie) qui, contre la volonté de sa vieille mère, épouse une jeune fille dont il est éperdument tombé amoureux. Baba Marta n’a de cesse de maltraiter sa belle-fille et l’envoie cueillir des baies en forêt un jour de février, pensant ainsi la conduire tout droit à la mort. Dieu (ou la Vierge Marie selon les versions) vient en aide à la jeune femme qui ramène alors les baies à Baba Marta. Cette dernière pense que le printemps est revenu et part en transhumance dans les montagnes avec son fils et son troupeau de moutons. La pluie se met alors à tomber, alourdissant les douze peaux de moutons qu’elle porte sur le dos et dont elle doit se débarrasser. Le froid revient soudainement et gèle la vieille femme, son troupeau et la bouche de son fils tandis qu’il joue de la flûte.

Dans une autre version, roumaine cette fois, Baba Marta porte neuf peaux de bêtes dont elle se sépare progressivement au fur et à mesure que les températures remontent… jusqu’au neuvième jour qui lui sera fatal quand le gel surprend la vieille et son troupeau de chèvres et tous sont transformés en pierres.

En Roumanie, dans la région des Carpates à 2250 mètres d'altitude, les Monts Bucegi abritent des formations rocheuses surnommées « Babele », autrement dit « vieilles femmes » qui ne seraient autres que Baba Marta et son troupeau pétrifiés. Ces formations géologiques sont des hoodoos, ou cheminées de fées, et ressemblent à d'énormes champignons. On trouve de nombreuses formations de ce type aux USA, au coeur du désert de roches rouges en Utah. Quand on se trouve devant, elles dégagent beaucoup d'étrangeté et elles revêtent de grands pouvoirs magiques pour les indiens d'Amérique. J'imagine qu'il en va de même dans les pays d'Europe de l'Est, et partout dans le monde...
Ces lieux ont été longtemps sacrés pour les Daces, une tribu qui durant l’Antiquité venaient y prier le Dieu Zalmoxis dans la région de Thace, région de la péninsule balkanique qui aujourd’hui est partagée entre la Bulgarie, la Grèce et la Turquie. Une histoire, que j'aime beaucoup, présente Baba Marta comme étant la fille (ou la soeur) de Décébale, roi des Daces. Lorsque l'Empereur romain Trajan conquiert le territoire Dace, Baba Marta fuit se réfugier dans les montagnes des Carpates car on souhaite la marier de force à l'Empereur. Pour se faire elle se déguise en berger et part avec son troupeau. Contrée par l'ennemi, elle implore le Dieu Zalmoxis de la sauver. Ce dernier la transforme alors en pierre, elle et ses bêtes.

Une troisième version raconte que Baba Marta envoie sa bru laver un manteau dans la rivière avec ordre de ne revenir que quand l’habit serait entièrement propre et sec. La pelure étant particulièrement sale, la jeune femme peine à accomplir la tâche mais reçoit de l’aide d’un homme mystérieux qui lui offre un perce-neige miraculeux. La fleur rend instantanément le manteau complètement blanc et la jeune fille peut alors retourner chez elle avec l’habit nettoyé et la fleur magique dans ses cheveux. Baba Marta croit que le printemps est revenu et part dans les montagnes avec son troupeau pour finalement mourir pétrifiée par le froid et le gel.

Baba Marta par Anna Linnea (texte) et Olga Poljakowa (illustrations)
(En anglais exclusivement et auto-édité chez Amazon)

Dans ce très joli conte pour enfants, petits et grands (à partir de 5 ans), on apprend à connaître Baba Marta, une vieille femme capricieuse et acariâtre qui vit seule, isolée dans les montagnes. Nous sommes en hiver, la neige tombe et semaine après semaine Baba Marta devient de plus en plus grincheuse. Malheureuse, elle apporte des tempêtes et des vents glacés. Plus bas dans la vallée, au-delà de la dense forêt vivent Penda et son papa. Si Penda aime jouer dans la neige et s’amuser sur le lac gelé, l’hiver se fait malgré tout particulièrement long et pénible. Papa et Penda décident alors d’agir afin de chasser la rigueur du douloureux hiver et de changer l’humeur de Baba Marta. Baba Marta finira-t-elle par sourire ? Leur plan va-t-il fonctionner ?
Cette magnifique histoire, aussi simple qu’existentielle, est inspirée du folklore bulgare, de la tradition des Martenitsi et des célébrations du 1er mars dans les Balkans. Elle invoque le printemps avec des illustrations à l’aquarelle, lumineuses, chatoyantes et de toute beauté. Le conte, d’autant plus quand il est superbement mis en images, reste la plus belle manière de transmettre un patrimoine, l’histoire des ses ancêtres et expliquer simplement nos traditions, des choses que l’on fait parfois sans trop savoir pourquoi…

Et puis un matin, encouragé par notre instinct, on suspend avec émotion dans un petit arbre décoratif hivernal une figurine de laine, ignorant qu’on reproduit là, juste l’espace de quelques secondes, un geste ancestral gravé dans notre ADN d’être humain, et l’on se reconnecte ainsi à notre environnement et aux forces de la nature, balayant les frontières.
Nous avons tous la même histoire.

Chestita Baba Marta !
Heureuse Baba Marta !


Sources:
Anna Linnea
  • Facebook
  • Instagram

  • Olga Poljakowa
  • Portefolio
  • Instagram

  • Naja 21
    Wikipedia .fr et .com

    Photos :
  • Mon arbre d'hiver 2022
  • Baba Marta © Anna Linnea - Olga Poljakowa (2018)
  • Magnolia full of tied Martenitsa, in Veliko Tarnovo - Danielgrad, 16 mars 2008 | CC-BY-SA- 4.0
  • Sale of martenitsas in Botevgrad - Dimitǎr Boevski, 22 février 2016| CC BY-SA 4.0
  • A Pizho & Penda Martenitsa tied to a blossoming fruit tree - Public domain/Wikimedia, 20 mars 2007
  • Stone Mushrooms - Babeel - Howard G Charing, 4 novembre 2012 | CC BY-NC 2.0
  • Photos de mon exemplaire du livre de Anna Linnea & Olga Poljakowa
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